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lundi, 27 novembre 2006

Photographe et poète

Précédant le déclic réel, se produit dans la tête de l’artiste un autre déclenchement qui lui fait entrevoir, par avance, la nature de l’image qu’il va créer. En ceci, la photographie devance son propre souvenir. Elle est l’image d’avant elle-même.

Les hommes du Nord portent sur les choses un regard adouci par la coutumière fréquentation d’horizons plats et de ciels aux gris changeants. Ils sont poétiquement « prédestinés », même s’ils finissent, un jour ou l’autre, par s’en aller mettre leurs souvenirs au soleil. Ils s’ensudent, comme exsude une humeur, Rimbaud ne démentira pas. Ils sont la vie d’avant le soleil.

Vie d’avant le soleil, image d’avant elle-même, c’est déjà l’embryon d’un artiste photographe, d’un poète. Voici lâchée l’impardonnable parole. Et si des photographies la clament aux quatre vents du pays plat, alors… « Méfiance », disent, à l’unisson, les photographes de mode et les gens de pouvoir. Ils n’ont pas tort. La poésie, c’est de la cheddite. Hubert Grooteclaes conservait cette âme d’enfant nécessaire à l’émerveillement, et possédait cette lucidité première, qui fait la vie douce et amère à la fois.

Il naît à Aubel, près de Liège, le 6 novembre 1927. Son père, Antoine Grooteclaes et sa mère, Clémentine Laixhay, sont fromagers. Sa sœur aînée, Yvonne, est née deux ans plus tôt. Il ira suivre, au collège Saint-Hadelin, à Visé, ses études primaires et secondaires. C’est à partir de 1947 qu’avec un Zeiss Ikon 6 x 9, il pratique, en amateur, la photographie. « Amateur » est un mot dévalué, en cette époque d’outrancière spécialisation. Il ne faut pas oublier, néanmoins, que l’amateur est celui qui aime, qui apprécie. C’est un beau mot. Huit ans plus tard, en 1954, après avoir passé quelques années à travailler dans la fromagerie familiale, Grooteclaes débute officiellement dans cet art qui restera le sien, en autodidacte. « Amateur », « autodidacte », il n’en faut pas plus pour que se ferment les portes de ceux « qui savent ». Laissons claquer ces portes-là. Lorsqu’on est poète, on n’a pas le temps d’écouter vaticiner les puissants. Chacun son métier.

La photographie deviendra, justement, le métier de Grooteclaes. C’est dire que, bon an, mal an, il en vivra et ne la quittera plus, cette femme d’images. Il s’installe dans un studio, dès 1955, et commence à pratiquer le portrait. « À l’époque, c’était la discipline que je préférais, dit-il, et qui me coûtait le moins d’efforts. Au jour le jour donc, le portrait de commande… et bien vite l’ennui… si je n’avais photographié beaucoup d’acteurs de cinéma, de théâtre, ainsi que des chanteurs qui passaient dans ma ville ». Nous sommes à Liège, rue Charles-Magnette. Grooteclaes fait du portrait, Jacques Dufilho, Sammy Davis Junior, Brel, Aznavour. Ou Brasseur, Jean Marais, Danielle Darrieux… Il ose souvent, et il continuera, d’improbables cadrages. De ses voyages à Barcelone en 1953, à Paris en 1958, il ramène, curieusement, des photographies qu’on pourrait croire de Doisneau, de Cartier-Bresson, qu’on pourrait imaginer d’Izis ou de Boubat. Or, il ne connaît pas ces photographes. C’est dire s’il sent l’époque, s’il frémit à l’idée du moment.

C’est en 1959 que se produit pour lui une chose merveilleuse, sa rencontre avec Léo Ferré, venu chanter au Palais des Congrès de Liège. Il aura, à ce sujet, cette phrase, modeste et reconnaissante : « Pour moi, c’est plus important que la photographie. C’est la chance de ma vie ». Leur amitié ne s’est pas démentie et, jusqu’à la fin, celle de l’un précédant d’assez peu celle de l’autre, ils conserveront une estime et une affection réciproques, un exemplaire respect.

Parallèlement, Grooteclaes effectue de constantes recherches graphiques. Durant dix ans, de 1963 à 1973, il se fixe dans le photographisme, effectue des trucages, trame ses photos, les déforme, « il fait des monstres regardables », comme le dira Ferré, [1] et présente ses créations dans des couleurs violentes, rouge vif, jaune, bleus et verts inventés… Ce travail connaîtra le succès et sera publié dans le monde entier. Il sera même plagié, voire volé ; il lui arriva de voir ses travaux paraître sous d’autres signatures.

Mais une nostalgie le travaille, celle de la peinture. Les photographes, souvent, rêvent de pinceaux qu’ils ne manieront pas. Grooteclaes imagine donc de donner droit de cité à la photographie… dans les galeries de peinture. Pour cela, sur des toiles, il projette ces images graphiques conçues par lui, et en reproduit tous les détails, avec des couleurs acryliques. En Belgique comme en France, il peut alors vendre sa belle ouvrage. Tout cela, cependant, l’éloigne de la photographie, à proprement parler. Il la veut retrouver et, en 1973, à Liège, il devient professeur.

Un artiste véritable n’a, au fond, rien à faire de l’enseignement. Bien sûr, il s’agit fréquemment d’un passage obligé – combien de pianistes mangent-ils en donnant des cours dans un conservatoire – mais il ne faut pas y demeurer. Professeur ordinaire, il ne se serait pas vidé. Artiste, il a tout donné à ses élèves. Que leur dit-il ? Des choses importantes, comme « l’artiste est un homme seul », ou bien « la beauté est un critère suspect », et ces mots : « Le paradis photographique, c’est ailleurs. Où ça ? Je n’en sais rien, mais cela ne peut être pire qu’ici, mon petit ». Et il passe à autre chose.

Il s’oriente vers des travaux situés aux antipodes des précédents. Il faisait de l’image au trait, il découvre le flou. C’est un départ pour lui, une nouvelle aventure, qui voit le jour en 1973. Il a déniché une ancienne optique, qui doit bien dater des années 30. A pleine ouverture, elle donne… du flou, comme un coup de baguette de la création. Grooteclaes s’est trouvé. Il s’est inventé, pour longtemps, une technique propre. Ces photographies floues, il les vire et leur conserve des noirs impétueux. Poète, il les colorie ensuite. Il n’a alors que la cinquantaine, c’est la jeunesse, pour un artiste. « Tirer mes images en flou fige ces moments dans le temps et il s’en dégage une nostalgie qui n’est, tout compte fait, pour moi, qu’une tristesse agréable ».

Il s’est ouvert des portes nouvelles, des portes marquées « Grooteclaes » parce qu’elles ne mènent qu’à lui, à sa propre vérité. Dans son travail, désormais, passe la pure émotion, sur des escarpins de soirée. Ce qui lui permet de déclarer : « Je suis toujours à la recherche, chez les autres, de la photographie qui me fera pleurer de joie ». C’est assez clair, non ? Son flou à lui – et qui n’appartient à personne parce qu’au-delà de la technique, il s’embrume de poésie – tient peut-être du regard brouillé de larmes. Il est parvenu à donner des couleurs au temps, ce temps qu’il fige et dont il fait sortir ses sujets ; le flou gomme à jamais leurs rides. C’est « l’éternité de l’instant », une formule de Léo Ferré, naturellement. Mais l’éternité de l’instant, pour Ferré, c’est aussi l’amour. Et pour Grooteclaes, qu’est-ce d’autre ? Jean Dieuzaide témoigne : « Te rappelles-tu, Hubert, notre conversation dans les couloirs de la Kunst Halle à Cologne, en 1976, alors que tu étais tout heureux de me montrer les nouvelles images qui « t’arrachaient » de ton carcan ? Tu n’avais plus le même visage, tu avais rajeuni et je t’ai senti plus près de moi et des autres, et toi aussi sans doute… » [2]

Grooteclaes a ses œuvres dans des collections particulières, et d’autres ont été acquises par des ministères. Il a fait des expositions personnelles de sérigraphies, de peintures, de photographies. Il a été maître de stage. Il a publié ses travaux dans des revues, des ouvrages, en cartes postales, en affiches… Voilà pour le professionnel, puisqu’il faut, en ce monde, sans cesse présenter son curriculum vitæ. Son dossier d’œuvres et de références a une agréable épaisseur.

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[1]. Léo Ferré, Hubert Grooteclaes, in Zoom, n° 37, mai 1976.

[2]. Jean Dieuzaide, in Hubert Grooteclaes, catalogue d’exposition, Galerie municipale du Château d’eau, Toulouse, décembre 1981.

01:00 Publié dans Essai | Lien permanent | Commentaires (2)

Commentaires

Kunst Halle

Écrit par : Dominique | mercredi, 22 novembre 2006

Bon, je rétablis.

Écrit par : Jacques Layani | mercredi, 22 novembre 2006

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