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mercredi, 22 novembre 2006

La lucidité floue

Ce qui frappe, dans l’ensemble de ses travaux, toutes époques confondues, c’est cette totale absence de narcissisme que l’on ne peut manquer de remarquer. Au rebours d’un art communément compris comme un plaidoyer pour le moi, loin de ces photographes qui, d’un sujet à l’autre, ne font jamais que parler d’eux, Grooteclaes, lui, s’efface, ce qui ne signifie en rien que son travail manque de personnalité. Simplement, lui sait s’abstraire, tout en étant formidablement présent. Aucune mégalomanie de créateur, une franche simplicité d’auteur, au contraire. Mais, s’il est simple, l’artiste ne se laisse pas oublier. Sa force est son talent, qu’il importe d’applaudir.

 

Cette discrétion de bon aloi, on la pressentait également dans ses photographies érotiques. En aucune façon, le spectateur ne pouvait se sentir voyeur. La charge artistique n’en était pas moins forte. On retrouve aussi cette pudeur dans ses photos de lieux, où les saisons s’imaginent bien plus qu’elles ne sont montrées. Si les dominantes de teintes et de climats sont de fin d’été, voire franchement automnales, c’est toujours par la nuance que cela s’exprime. Même les hivers de Grooteclaes ont la délicatesse de se laisser imaginer, plutôt que de s’affirmer. Oui, nous sommes bien en pays de poésie. Ses neiges se taisent, comme ne clapotent pas ses pluies. Douceur et nostalgie d’une philosophie calme. Grooteclaes a dû chausser un jour des lunettes peu adaptées à sa vue, en le sachant et en y trouvant son compte. Cette parfaite conscience, qui était la sienne, de réinventer la réalité de ses visions quotidiennes, était déjà le premier pas vers ce que le flou avait pour lui d’inévitable. Il était « écrit » qu’il le rencontrerait et le métamorphoserait à sa manière.

 

Car ce flou, s’il est une marque distinctive, s’il est un style, n’est pas un « truc ». Il n’est jamais rigoureusement le même, comme les couleurs ne sont jamais tout à fait identiques. De plus, il est certains sujets pour lesquels il faut oser un tel traitement. Lorsque Grooteclaes photographie, entre autres baraques foraines, des roulottes de voyantes, il lui faut un certain goût du paradoxe pour rendre flou le domaine de femmes supposées extra-lucides ! La lucidité floue, quel beau refuge pour l’espérance, meurtrie d’avance, des poètes… Quel bon prétexte pour une confiance lovée au creux de l’incertitude ! Enfin, quelle belle définition de l’artiste lui-même… Il peut ainsi, enfant, s’émerveiller et inventer ses soleils. Il peut alors, lucide, n’y croire que très raisonnablement. Un espoir entêté, finalement, et qui rit de lui-même. Il est terrible, aurait pu dire Prévert, il est terrible le bruit que fait le rire, le grand rire de l’homme clairvoyant…

 

Bien sûr, Grooteclaes a été imité ; il suffit de regarder les travaux de certains photographes, dont nombre ont disparu, cela saute aux yeux. Ce qui les différenciait, c’est que ceux-là n’étaient pas des poètes. Ils demeuraient d’excellents techniciens, mais n’avaient pas cette part d’indicible qui fait la vie meilleure. Ils offraient un travail qui, par les nuances de couleurs qu’ils utilisaient, par exemple, se rattachait toujours à une mode quelconque. Ils n’étaient pas hors du temps, dans l’immensité à la fois angoissée et tranquille. Ils n’avaient pas la délicatesse d’âme qui fait l’existence autre, différente. Quand Grooteclaes va voir la vie, le dimanche, il l’emmène dans ces bistrots du nord aux vitres tendues de petits rideaux, et lui dit : « Je vous aime en flou et n’y puis rien. S’il vous agrée d’être vue ainsi, je vous mettrai en couleurs, les couleurs de la mélancolie. Ensemble, nous ferons de belles images. Le voulez-vous ? » La vie n’écoute pas, d’ailleurs, elle est sourde, mais elle prend la pose.

 

Et Grooteclaes, son appareil. Et son talent. Comme il dit : « J’essaie humblement de « sublimer » l’ordinaire ».

06:00 Publié dans Essai | Lien permanent | Commentaires (0)

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